Les enfants réunionnais dits de la Creuse: « la mémoire vive d’une page sombre de l’histoire de France »

« Il faut que je termine le puzzle de ma vie ». C’est avec ces mots qu’à 59 ans, Valérie Andanson, porte-parole de la FEDD (Fédération des enfants déracinés des DROM) raconte ce qui l’anime aujourd’hui. Comprendre comment elle est arrivée dans la Creuse à l’âge de 3 ans. Pourquoi a-t-elle dû quitter La Réunion, son île natale devenue département français en 1946 ? Qui sont ses parents biologiques ? Pourquoi son identité a été falsifiée ? Autant de questions qui la hantent depuis toujours et qui la motive à se battre pour que les enfants réunionnais dits de la Creuse soient reconnues comme victimes et obtiennent réparation.

Tout a commencé pour elle à l’âge de 3 ans. Elle ne se souvient plus très bien de cet avion rempli d’enfants et d’adolescents qui la menait vers Orly. En revanche, elle se rappelle qu’à l’arrivée dans la Creuse, au foyer de l’enfance à Guéret, les enfants ont été triés et les fratries séparées. Valérie Andanson a ensuite été placée dans une famille dont le père était particulièrement violent. « J’avais les pieds en sang parce que mes chaussures étaient trop petites », se souvient-elle.

A l’âge de 7 ans, elle a été emmenée dans une autre famille qui tenait un hôtel-restaurant à Brionne, toujours dans ce département rural de l’Hexagone. Elle se rappelle de la première rencontre. Terrorisée par l’homme de la famille, elle s’est recroquevillée sous la table avec le chien. Mais Simone et Paul qui s’étaient présentés comme ses vrais parents étaient gentils, aimants, rien à voir avec la famille d’accueil de sa petite enfance.

Jean-Thierry Cheyroux n’a pas eu cette chance. Arrivé à l’âge de 7 ans de La Réunion, il a passé quelques semaines à l’Aérium de Saint-Clar dans le Gers, puis il a été adopté avec ses deux sœurs par un couple de professeurs installés à Auch. « Notre père était tyrannique et violent », se souvient-il. A la moindre occasion, Jean-Thierry était battu. A 61 ans, il garde encore des cicatrices aux mains de cette enfance traumatisante.

Dans la Creuse, des adolescents réunionnais comme Jean-Charles Serdagne se sont retrouvés à travailler sept jours sur sept à la ferme, en subissant les mauvais traitements d’un paysan. « Il me tapait dessus pour un oui ou pour un non. Moi qui rêvait d’aller à l’école pour devenir dessinateur industriel, tous mes rêves se sont effondrés », témoigne Jean-Charles Serdagne.

D’autres Réunionnais dits de la Creuse ont dénoncé des abus sexuels. Le plus connu d’entre eux, Jean-Jacques Martial a même décidé de porter plainte en 2002 contre l’Etat en lui réclamant 1 milliard d’euros pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ». Arrivé dans la Creuse à l’âge de 6 ans en 1966, il a raconté les viols à répétition de son père adoptif dans un récit bouleversant intitulé « Une enfance volée » (éditions Livre de poche). Grâce à sa plainte, le scandale des Réunionnais dits de la Creuse a enfin éclaté. Pour Valérie Andanson, ce recours a fait l’effet d’une bombe. Elle a décidé alors de s’installer à La Réunion avec ses enfants. Entre temps, elle avait compris que Paul et Simone n’étaient pas ses vrais parents et qu’elle avait des frères et sœurs dans la Creuse.

Une fois à La Réunion, Valérie Adanson a commencé à enquêter sur son passé et à militer aux côté de l’historien Sudel Fuma et de deux autres ex-enfants réunionnais exilés, Jean-Jacques Martial et Jean-Philippe Jean-Marie. Ils ont monté l’association Rasinn Anler et obtenu qu’une statue imaginée par l’artiste réunionnais Nelson Boyer soit érigée en 2013 à l’aéroport de La Réunion en mémoire des enfants transplantés.

Le 18 février 2014, une résolution mémorielle portée par la députée réunionnaise Ericka Bareigts a été adoptée à l’unanimité. L’Etat français reconnaissait enfin sa responsabilité dans la transplantation de ces enfants. Ce jour-là, les députés s’étaient retournés pour applaudir les Réunionnais dits de la Creuse présents à l’Assemblée nationale. Pour Valérie Andanson, « c’était très émouvant » mais le combat ne faisait que commencer. En 2016, une commission d’experts présidée par le sociologue Philippe Vitale a été nommée pour faire la lumière sur cette page sombre de l’histoire de France. Pendant deux ans, les experts ont consulté les archives, rencontrés des dizaines de Réunionnais dits de la Creuse. Après deux années de travail acharné, ils ont remis un rapport très précis et fait part de toute une série de préconisations telles que des billets d’avion gratuits à destination de La Réunion pour les ex-mineurs, la mise en place de lieux de mémoire ou encore des cellules psychologiques pour aider les ex-pupilles en difficulté.

Grâce à leur travail, on sait maintenant que 2015 mineurs de La Réunion ont été envoyés de 1962 à 1984 vers 83 départements de l’Hexagone dont 10% dans la Creuse. «C’était, officiellement, pour répondre à ce qui était alors perçu comme le surpeuplement de La Réunion », expliquent les experts. « Mais les mineurs de La Réunion, déjà en souffrance sociale, familiale et psychologique, ont trainé toute leur vie le traumatisme de cette transplantation », ont-ils écrit dans la synthèse de leur rapport (Les enfants de la Creuse : Idées reçues sur la transplantation de mineurs de La Réunion en France Cavalier Bleu éditions). Michel Debré, premier ministre du général de Gaulle jusqu’en 1962 et député de La Réunion « n’a pas été à l’origine de ses transplantations », mais il leur a donné « un élan ». Sur les 2015 transplantés aujourd’hui, seuls 150 connaissent leur situation.

« Certains sont décédés, se sont suicidés, d’autres sont gravement malades et certains ne savent pas », estime Valérie Andanson pour qui il est absolument nécessaire de témoigner. « Nous sommes la mémoire vive d’une page sombre de l’histoire de France », estime la porte-parole pour qui le combat de la reconnaissance continue.

Copyright Cécile Baquey