La période coloniale fut aussi marquée par la violence à l’encontre des enfants, les métis en  particulier

Depuis 2015, plusieurs familles de la région de Gemena, dans la province congolaise de l’Equateur, pleurent le départ d’une douzaine de leurs enfants. Venus de Kinshasa, des Congolais résidant en Belgique avaient séduit ces gens pauvres et peu éduqués en leur promettant d’envoyer leurs enfants dans une colonie de vacances à Kinshasa voire de leur permettre de faire des études dans la capitale. En réalité, une douzaine d’enfants de 3 ou 4 ans furent envoyés dans un orphelinat à Kinshasa tandis que leurs noms étaient proposés à des familles belges désireuses d’adopter un enfant congolais. Cinq adoptions furent ainsi effectuées de manière frauduleuse et une Belgo Congolaise fut inculpée pour fraudes à l’adoption, soupçonnée de trafic d’êtres humains, de faux et usages de faux. Mais  les sept fonctionnaires  de la Fédération Wallonie Bruxelles, qui avaient fermé les yeux sur les manipulations frauduleuses des dates de naissance et des photos des enfants, échappèrent au tribunal correctionnel.  Depuis cette pénible affaire, qui a révélé que des centaines voire des milliers d’enfants congolais présentés comme orphelins  avaient, de la même manière, été enlevés à leur famille et envoyés en France, aux Etats Unis, aux Pays Bas, la République démocratique du Congo a suspendu toutes les adoptions internationales tandis qu’en  Belgique, l’adoption internationale est devenue pratiquement impossible. L’opinion s’est émue de la souffrance de ces enfants arrachés à leur famille biologique, du  chagrin de leurs parents, du  désarroi des familles d’accueil et chacun  s’est demandé comment de tels abus pouvaient encore exister au 21e siècle.

En réalité, cette pénible affaire découle d’une idée largement répandue, selon laquelle vivre en Europe représente le summum du progrès et du bien être tandis que  le  mépris sous jacent à l’égard des familles africaines rappelle le sort qui,  pendant la colonisation et au moment de l’indépendance, fut réservé aux enfants métis. Issus  des relations entre des femmes africaines et des citoyens belges vivant au Congo, au Rwanda et au Burundi, ils furent, dans la plupart des cas, abandonnés par leur père biologique, et pour certains d’entre eux  emmenés de force dans la métropole après avoir séjourné dans des orphelinats tenus par des religieux.

Dans ces établissements conçus pour eux, ces « sang mêlés » étaient soigneusement tenus à l’écart tant des enfants d’origine européenne que des enfants africains et leur singularité  était sans cesse rappelée : ils n’étaient ni  « sauvages » comme les Noirs, ni « civilisés » comme les Blancs. Du reste leur nom même était significatif :  ils étaient des « mulâtres »,  nom qui désignait le produit du croisement d’un âne  et d’une jument ! Les préjugés  qui marquèrent l’époque coloniale eurent la vie dure : durant des décennies, les métis, placés à mi chemin entre les Blancs et les Noirs sur l’échelle de l’évolution darwinienne, furent considérés comme plus intelligents que les Noirs même s’ils n’avaient pas le niveau des Blancs et des postes de grade inférieur  leur furent réservés dans la fonction publique, l’armée, l’accès à l’enseignement moyen.

Vers la fin des années 50, le Congo « belge » et les territoires du Rwanda-Urundi comptaient environ 15.000 métis  et un millier d’entre eux , ramenés par leur parent belge, vivaient en métropole où il subissaient de douloureuses discriminations. Fortement imprégnées par un racisme qui n’avait rien à envier à  l’apartheid sud africain, les autorités coloniales de l’époque considéraient que l’existence même des métis représentait un problème sinon une menace pour le pouvoir européen : ce dernier redoutait que la  « goutte de sang  blanc » qui coulait dans leurs veines soit générateur de révoltes.  Appliquant les directives officielles, les fonctionnaires belges en poste à travers le Congo s’employèrent donc à repérer les enfants métis, à les soustraire  à leur mère  et à les placer dans des orphelinats et des pensionnats tenus par des congrégations religieuses, établissements répartis sur tout le territoire.  Les liens avec leur famille d’origine étaient radicalement coupés et la  maman biologique, interdite de visite, était généralement présentée comme « une femme de mauvaise vie » qui aurait  abandonné  ses enfants.  Cette séparation brutale accompagnée du dénigrement du milieu d’origine provoquèrent chez es enfants métis des traumatismes durables et de persistants problèmes d’identité. Dans les orphelinats tenus  par des ordres religieux (les sœurs de Notre Dame, les Frères Maristes…) les conditions de vie, censées être meilleures qu’au village, étaient difficiles car l’Etat n’accordait que de maigres subventions et les élèves étaient requis par de nombreux travaux manuels, dont l’entretien des jardins et des potagers.  Ces « corvées » rappelaient les débuts de la colonisation, où les « colonies scolaires » et les « fermes chapelles » furent en fait des réservoirs de main d’œuvre où des jeunes, enlevés à leur village et détenus jusqu’à l’âge de 25 ans, (l’espérance de vie était  de 35 ans…)devaient contribuer à la construction des établissements publics, églises de brique,  écoles, maisons des administrateurs belges.

Au moment des indépendances de ces trois pays,  l’Etat belge, considérant que ces enfants métis seraient en danger car livrés à des « pouvoirs noirs », les rapatria en masse à bord d’avions spéciaux. Les parents biologiques furent tenus dans l’ignorance de ces enlèvements et les enfants se persuadèrent d’avoir été définitivement abandonnés. A leur arrivée en Belgique, un millier d’entre eux  furent placés dans des maisons d’accueil et des homes et ils furent parfois adoptés par des familles belges. Séparés de leur fratrie et de leur mère,  ils n’eurent que rarement des contacts avec leur père belge car ce dernier,  marié en Belgique, ne se souciait guère de révéler à son épouse et à ses enfants légitimes l’existence d’une progéniture africaine.

L’aventure des enfants de Save, au Rwanda fut particulièrement médiatisée : après les émeutes de 1959, où les Hutus s’étaient dressés contre le pouvoir monarchique, une religieuse de la communauté des Sœurs blanches, sœur Lutgardis, fut convaincue du danger que les enfants métis, issus d’une maman tutsie, risquaient de courir au moment de l’indépendance du Rwanda en 1962. Elle  réussit  à persuader le gouverneur et les autorités de Bruxelles d’organiser l’évacuation de ses pensionnaires.  Des centaines de jeunes filles métisses, originaires du Rwanda mais aussi du Kivu voisin, furent alors transférées en Belgique, à bord de lignes régulières ou d’avions militaires et elles trouvèrent place dans des familles d’accueil, surtout en Flandre, ou dans des orphelinats. Avant le départ, les mamans africaines avaient été priées par les autorités de signer un certificat de naissance attestant que le père était inconnu et qu’elles étaient incapables d’assurer l’éducation de l’enfant. Comme dans la province congolaise de l’Equateur, des années plus tard, les mamans espéraient revoir l’enfant après la fin de ses études. A leur arrivée dans  les homes de Belgique,  les petits transplantés étaient cependant qualifiés d’orphelins et proposés à l’adoption…Sauvetage ou rapt ?  Le débat n’est pas clos, mais il fallut dépasser le tournant du siècle pour que la question des métis arrachés à leur famille et  à leur pays débouche en Belgique sur des débats publics dans les trois Parlements nationaux, sur des excuses, sur l’autorisation bien tardive de consulter les archives du ministère des Affaires étrangères ou du musée de l’Afrique centrale afin de permettre la consultation de  dossiers individuels, jusque là soigneusement tenus au secret par l’administration. Un procès est également en cours où sept femmes d’origine métisse réclament des dédommagements à l’Etat belge. A Kinshasa, une association de métis, regroupant les descendants  des enfants abandonnés par les Belges tente toujours, vainement, de se faire recevoir ou aider par l’ambassade de Belgique. Ses membres assurent avoir été victimes d’un double préjudice : celui de l’indifférence de l’ancienne métropole et de leurs géniteurs qui  ont enfoui leur existence  dans le tiroir réservé aux secrets de famille et celui des préjugés  de la société congolaise elle-même. Ces préjugés  incitèrent le régime Mobutu à doter les métis de postes à responsabilités mais qui, aujourd’hui, l’opinion  est agitée par  des questions discriminantes sur la « congolité » et il est question d’interdire à tous ceux qui ne sont pas de père et de mère congolais de prétendre à de hautes fonctions au sein de l4Etat

Est il besoin de préciser que, d’un siècle à l’autre, le rapt des enfants congolais dans l’Equateur, l’enlèvement des enfants métis en 1960, la création d’établissements scolaires particuliers, les réquisitions de main d’œuvre et le travail forcé dans les fermes chapelle du début de la colonisation sont des manifestations d’un phénomène unique, un  racisme ordinaire, très largement partagé, un tranquille sentiment de supériorité… Des sentiments  qui imprègnent encore une société belge qui se présente volontiers comme multiculturelle…

Copyright Colette Braekman